jeudi 28 août 2014

Le bel objet


Le bel objet

Parmi les objets dont il est question dans le programme se trouvent les objets d'art. Qu'est-ce qui les distingue ? On a tendance à leur attribuer une beauté que l'on n'attribue pas aux autres objets, ils font en effet partie de ce qu'on appelle depuis le XVIIe les beaux-arts ou, éventuellement, les arts mineurs. Qu'est-ce que cette beauté qui les caractérise et qui a été pendant longtemps le but de l'art ?
Pour Kant, le jugement esthétique, le sentiment qu'une chose est belle, n'est conditionné par aucun besoin. Trouver beau un objet, ce n'est pas en avoir besoin, ce n'est pas le juger nécessaire du point de vue moral ou pour sa satisfaction, comme on juge nécessaire une bonne action ou l'aliment qui satisfait la faim. C'est ce qui fait que le jugement esthétique est désintéressé. La beauté est l'objet d'une contemplation qui exclut la tension. Et comme il est désintéressé, le jugement esthétique est universel puisqu'il n'exprime pas le désir ou la sensibilité d'une personne en particulier. Quand je juge qu'un paysage ou un palais sont beaux, peu importe qu'ils soient des mirages ou non. Je ne me soucie pas de l'existence réelle de ces choses ni de leur possession. Dire que le paysage est beau signifie qu'il est fait (ou semble fait) pour plaire à tout homme comme si le sentiment esthétique qu'il donne était sa cause finale. Je découvre une belle cascade qui s'écoule parmi des rochers et des arbres. J'ai une émotion esthétique. Cela me plaît immédiatement, sans réflexion, sans que je sache pourquoi. Comme disait Angelus Silesius, " la rose est sans pourquoi ". Je n'ai même pas besoin de savoir que c'est une rose pour trouver cette fleur belle. Donc, selon Kant, le jugement esthétique ne sanctionne pas une connaissance. Il reflète seulement mon impression de me trouver devant quelque chose qui semble avoir été composé intentionnellement, sciemment, pour réjouir les êtres humains. La cascade blanche et translucide qui s'échevèle forme avec les feuillages et les rochers un objet dont la contemplation suffit à me satisfaire et qui paraît arrangé et ordonné selon un dessein inconnu. Ce morceau de nature que mon imagination encadre et isole est une totalité dont tous les éléments concourent au même effet esthétique. Ma représentation unifie ces éléments divers qui sollicitent mon imagination et que mon sentiment esthétique valide, approuve, comme si la beauté, obscure, était la raison d'être de ce morceau de paysage. J'ai de cette cascade une sorte de compréhension ineffable. La beauté serait donc la finalité de cette fleur, de ce paysage, mais comme je ne peux pas la définir, comme je ne connais pas au fond cette beauté de façon intellectuelle, comme son secret échappe à mon esprit, la fin est absente. On pourrait dire que pour Kant la beauté est toujours silencieuse, elle ne nous enseigne rien, elle s'adresse à notre sensibilité mais son message est une enveloppe vide. Je ne peux jamais définir la beauté, si l'on me demande ce qu'elle est objectivement je puis seulement dire : la beauté c'est ceci. Je tombe dans le divers, le singulier. Impossible d'expliquer pourquoi la rose ou la cascade sont belles et c'est pourquoi elles fascinent, je dois les contempler car je ne peux réduire leur présence sensible à une idée. Il en va de même pour Kant avec la beauté artistique, si je pouvais saisir le secret de fabrication d'une œuvre d'art, alors elle ne me toucherait plus, elle deviendrait comme une leçon qu'on a apprise, comme une lettre que l'on peut jeter une fois qu'on a pris connaissance de son contenu. La beauté naturelle ou artistique n'énonce pas une vérité, mais elle ôte à un fragment du monde sensible son caractère particulier, relatif, contingent, insuffisant, en révélant sa cohérence formelle pour l'imagination, de sorte que ce fragment apparaît comme une totalité qui ne dépend de rien d'autre et qui contient un univers.




Katsushika Hokusai, "Cascade où Yoshitsune baigna son cheval à Yoshino dans la province de Kii"

 

La beauté

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

Baudelaire, " La beauté ", Les Fleurs du mal, 1867.

jeudi 21 août 2014

Ces objets qui nous envahissent : se référer à Heidegger



À partir de l'analyse heideggerienne de l'objet :

On a vu, dans l'article précédent, que la question générale de la problématique était : quels rapports entretenons-nous avec les objets ? Si l'on veut prendre cette question dans sa généralité, il faut entendre que " nous " désigne l'être humain et que le rapport n'est pas une relation spécifique (celle par exemple du travail ou du loisir) avec une catégorie particulière d'objets. Si nous commençons par spécifier les rapports possibles avec les objets en disant, par exemple, que nous pouvons les produire, les consommer, les échanger, les détruire, etc., nous risquons de nous perdre dans une multiplicité. Si l'on envisageait la production, la diffusion et la consommation, on se placerait dans une perspective économique et on arriverait à une réponse partielle qui exclurait d'autres perspectives comme la perspective psychologique ou la perspective éthique. Comment ensuite trouver l'unité de tous ces différents rapports ? Une réponse globale à cette question suppose de partir de la source c'est-à-dire du sens de toute relation de l'être humain à l'objet. La démarche de Heidegger nous permet de le faire en nous rappelant ce qu'il a écrit dans son livre Être et temps.

L'être humain, que Heidegger appelle le Dasein ou " être le là " (i.e. celui qui est jeté au monde, et qui se projette dans une proximité à laquelle son projet donne un sens) ne subsiste pas en lui-même comme les choses, il existe en un mouvement qui sans cesse l'étend hors de lui-même et le ramène à soi. Comme l'explique Mulhall (Heidegger et L'être et le temps, p.51), l'être humain n'est pas seulement vie mais activité. C'est pourquoi il est toujours confronté à la question du choix d'un possible, du choix qu'il doit faire d'un mode d'existence. Et la réponse à cette question implique qu'il réalise son intention dans une activité pratique. Ce n'est possible que parce que l'être humain (le Dasein) est justement jeté dans un monde où se présentent quantité d'objets qui sont les vecteurs de son activité. La relation aux objets du monde est donc essentielle car l'homme répond grâce à elle au problème du choix qu'il doit faire de son existence. Rencontrer des objets à portée de main est le propre de l'existence, de l'être au monde. Le monde, comme le dit Mulhall, est un réseau (ou une toile) d'affectations, d'usages propres à une culture dans lequel les objets nous apparaissent avec leur sens. Par exemple, le volant, le levier de vitesse, le trottoir ne nous apparaissent comme tels que si nous connaissons le réseau de significations ou de renvois dans lequel ils sont pris (conduire une voiture pour se déplacer pour accomplir son projet, projet qui prend place dans la totalité des projets humains).

Selon Heidegger, l'homme (le Dasein) est au monde sur le mode du souci (ou de la préoccupation), c'est-à-dire avec un intérêt ou un but quelconques. Les choses qu'il rencontre dans ce souci, Heidegger les désigne du nom d'outil. " Un outil, en toute rigueur cela n’existe pas. A l’être de l’outil appartient toujours un complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il est. L’outil est essentiellement « quelque chose pour... ». Les diverses guises (le mot " guise " signifie " façon, manière ", ndlr) du « pour... » comme le service, l’utilité, l’employabilité ou la maniabilité constituent une totalité d’outils. Dans la structure du « pour... » est contenu un renvoi de quelque chose à quelque chose. Le phénomène indiqué par ce terme ne pourra être manifesté en sa genèse ontologique qu’au cours des analyses qui suivent. Provisoirement, il convient de porter phénoménalement sous le regard une multiplicité de renvois. L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours par son appartenance à un autre outil : l’écritoire, la plume, l’encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces « choses » ne commencent pas par se montrer pour elles-mêmes, pour constituer ensuite une somme de réalité propre à remplir une chambre. Ce qui fait de prime abord encontre, sans être saisi thématiquement, c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’« intervalle de quatre murs » dans un sens spatial géométrique — mais un outil d’habitation. C’est à partir de lui que se montre l’« aménagement », et c’est en celui-ci qu’apparaît à chaque fois tel outil « singulier ». Avant tel ou tel outil, une totalité d’outils est à chaque fois déjà découverte. " (Heidegger, Être et temps, trad. Martineau, p.73-74.) Notons que le mot " outil " vient du latin ūtensilia « objets nécessaires, meubles, ustensiles, moyens d'existence » (Gaffiot). Les choses sont des outils dans la mesure où l'homme fait appel à elles pour former ses projets. C'est pourquoi Heidegger parle de la porte ou de la chambre comme d'outils. Les objets de notre thème correspondent aux outils dont parle Heidegger puisque ces objets appartiennent au quotidien et répondent à une destination. Avant d'être des objets de connaissance théorique, les objets (ou outils) sont les vecteurs des projets humains. " L’usage spécifique de l’outil, où celui-ci seulement peut se manifester authentiquement en son être, par exemple le fait de marteler avec le marteau, ne saisit point thématiquement cet étant comme chose survenante (n'en fait pas un objet de connaissance, ndlr), pas plus que l’utilisation même n’a connaissance de la structure d’outil en tant que telle. Le martèlement n’a pas simplement en plus un savoir du caractère d’outil du marteau, mais il s’est approprié cet outil aussi adéquatement qu’il est possible. En un tel usage qui se sert de.... la préoccupation se soumet au pour... constitutif de ce qui est à chaque fois outil ; moins la chose-marteau est simplement « regardée », plus elle est utilisée efficacement et plus originel est le rapport à elle, plus manifestement elle fait encontre comme ce qu’elle est — comme outil. C’est le marteler lui-même qui découvre le « tournemain » spécifique du marteau. Le mode d’être de l’outil, où il se révèle à partir de lui-même, nous l’appelons l’être-à-portée-de-main. " (Heidegger, Être et temps, p.74.)

L'outil n'indique pas seulement l'usage qui est sa fin, il désigne aussi les matériaux dont il est constitué. " Le marteau, les tenailles, le clou renvoient en eux-mêmes à (consistent en) de l’acier, du fer, du minerai, de la roche, du bois. Dans l’outil dont on se sert et par le fait de s’en servir est co-découverte la « nature » — la « nature » telle qu’éclairée par les produits naturels." (Être et temps, trad. Martineau, p.75) Heidegger ajoute que dans l'objet produit par l'homme se révèle à nous (au Dasein) le destinataire de cet objet, celui pour qui il est fait, qui va en user. Les outils renvoient donc à l'être humain et du même coup au monde. " L’ouvrage produit ne renvoie pas seulement au pour... de son employabilité et à ce dont il est constitué : dans les conditions les plus simples de sa fabrication, il contient en même temps un renvoi à celui qui le portera et l’utilisera. L’ouvrage est taillé à sa mesure, il « est » co-présent dans la naissance de l’ouvrage. Même dans la production en série, ce renvoi constitutif n’est nullement absent; il est seulement indéterminé, il est dirigé vers n’importe qui, vers la moyenne. Dans l’ouvrage, par conséquent, ne vient pas seulement à notre rencontre de l’étant qui est à-portée-de-la-main, mais aussi de l’étant ayant le mode d’être du Dasein, pour qui le produit vient à-portée-de-la-main au sein de sa préoccupation ; et du même coup fait encontre le monde où vivent les usagers — notre monde. L’ouvrage à chaque fois produit par la préoccupation n’est pas seulement à-portée-de-la-main dans le monde domestique — celui de l’atelier, par exemple —, mais dans le monde public. Avec celui-ci est découverte et accessible à tous la nature du monde ambiant. " Il prend l'exemple de l'horloge : " Dans les horloges, il est à chaque fois tenu compte d’une certaine constellation dans le système du monde. Lorsque nous regardons l’heure, nous faisons tacitement usage de la « position du soleil » d’après laquelle est établie la régulation astronomique officielle de la mesure du temps. Dans l’emploi de l’horloge, de cet étant tout d’abord à-portée-de-la-main sans s’imposer à l’attention, la nature du monde ambiant est conjointement à-portée-de-la-main. " (Être et temps, trad. Martineau, p.75-76)

On peut, à partir de cette analyse heideggerienne, se demander si tous les objets, de différentes catégories, objets de culte, objets d'art, jouets, pièces de collection, etc., doivent être pareillement inclus dans cette compréhension de l'outil. On peut répondre qu'ils sont tous " quelque chose pour ", qu'ils prennent leur sens par le projet de l'homme et qu'ils apparaissent tous à partir d'un ensemble qui appartient lui-même au monde. Ainsi, par exemple, le tapis de prière de l'Islam ou la patène du Christianisme font-ils chacun partie d'un contexte où leur destination est assignée. Le premier sert à l'agenouillement du fidèle, le second à la communion. De même que le contexte du marteau dont parle Heidegger est l'établi, celui de la patène est la sacristie, celui de l'objet d'art le musée, celui de la pièce de collection la vitrine par exemple. Le sens de chacun de ces objets dépend de l'ensemble de l'équipement. Si l'on retire l'objet de son contexte, s'il ne fait plus partie de l'équipement d'origine, alors il change de sens. C'est ce qui se produit avec la fontaine ou avec le porte-bouteilles de Duchamp. Mais l'objet d'art ou de collection ne se distingue-t-il pas des autres par l'absence de maniabilité ? Dans un musée en effet l'objet n'est pas à portée de main. Il n'est pas là pour être touché, il accomplit sa destination pour le seul regard. À la différence de l'outil, l'objet d'art ou de collection est fait pour être remarqué. Heidegger dit que l'outil s'efface dans le but ou l'activité auxquels il renvoie : " moins la chose-marteau est simplement « regardée », plus elle est utilisée efficacement ". Ce n'est que lorsqu'il s'avère défectueux qu'il attire l'attention, il " s'impose " par son " inemployabilité ". On pourrait dire que l'objet d'art s'impose par essence et ne s'efface jamais dans une fin. Cependant, l'être humain le rencontre dans un projet, comme l'outil. Ce projet n'est pas d'aménager le monde ou de produire un travail ainsi qu'avec le marteau. On vient à l'objet d'art en portant attention à son aspect visuel, en s'intéressant à sa forme et à ses couleurs, afin de jouir de sa beauté, de laisser jouer son imagination comme disait Kant et d'en chercher le sens plus ou moins mystérieux. Ce sens est un renvoi au monde et donc à l'être humain lui-même. Dans la contemplation de l'amateur, il est aussi un lien à d'autres objets qui appartiennent au même art, le tableau, par exemple, faisant référence à l'histoire de la peinture. 

La provenance et la destination des objets impliquent les autres. Le mode de l'être au monde est originellement pour le Dasein celui du "on". Les objets sont disponibles selon des usages impersonnels et renvoient à un monde commun. Ils s'inscrivent dans des procédures de fabrication et d'utilisation pour lesquelles le moi ne se distingue pas des autres. Le journal du soir est là pour un lecteur quelconque, le marteau pour un bricoleur quel qu'il soit. Pour Heidegger, l'être humain est radicalement ouvert sur les autres, c'est-à-dire qu'il n'est pas une entité ou une substance qui se définirait sans eux. Le "moi" ne peut qu'émerger de l'indifférenciation originaire du "on". Avant de se distinguer, de se reconnaître ou d'être reconnu chaque être humain ne peut exister et donner du sens à son existence qu'en connexion avec l'ensemble des autres. C'est le "on", ou l'ensemble des significations données dans la communauté, qui ouvre les possibilités du Dasein. Chacun est ce qu'il y a de plus commun, un être qui veut manger, avoir un toit, travailler, etc., et qui ne prend forme que dans le système de communication qui préexiste. C'est justement parce que chacun est un n'importe qui qu'il veut se distinguer. " Dans la préoccupation pour ce qu’on a entrepris avec, pour et contre les autres, se manifeste constamment le souci d’une différence vis-à-vis des autres : soit qu’il s’agisse simplement d’aplanir cette différence même; soit que le Dasein propre, restant en retrait par rapport aux autres, s’efforce dans leur rapport à eux de les rattraper; soit que le Dasein, jouissant d’une primauté sur les autres, s’attache à les tenir au-dessous de lui. L’être-l’un-avec-l’autre, à son insu, est tourmenté par le souci de cette distance. " (Être et temps, p.114) Il se pourrait que l'idée de distinction qu'on trouve chez Bourdieu et Baudrillard vienne de là. Baudrillard, rappelons-le, définit la consommation comme un moyen de se différencier (" on ne consomme jamais l’objet en soi, on manipule toujours les objets comme signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur ", Baudrillard, La Société de consommation, p.79).