mercredi 25 février 2015

cette part de rêve : sujet # 6


1) Vous ferez une synthèse objective, concise et ordonnée des documents suivants :

Document 1 :

Ainsi celui qui avance en âge cesse de jouer, il renonce en apparence au plaisir qu'il tirait du jeu. Mais tout connaisseur de la vie psychique de l'homme sait qu'il n'est guère de chose plus difficile à celui-ci que le renoncement à une jouissance déjà éprouvée. A vrai dire, nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu'échanger une chose contre une autre ; ce qui paraît être renoncement n'est en réalité que forma­tion substitutive. Aussi l'adolescent, en grandissant, ne renonce-t-il, lorsqu'il cesse de jouer, à rien d'autre qu'à chercher un point d'appui dans les objets réels ; au lien de jouer il s'adonne maintenant à sa fantaisie. Il édifie des châteaux en Espagne, poursuit ce qu'on appelle des rêves éveillés. Je crois que la plupart des hommes, à certaines époques de leur vie, se créent ainsi des fantasmes. C'est là un fait qu'on a longtemps négligé de voir et que l'on n'a, par suite, pas estimé à sa juste valeur. (...)
Ne nous figurons pas que les créations de cette activité de l'imagination, les divers fantasmes, châteaux en Espagne ou rêves éveillés, soient fixes et immuables. Ils se modèlent bien plutôt sur les impressions successives qu'apporte la vie, ils se modi­fient avec chaque oscillation dans la situation du sujet, ils reçoivent pour ainsi dire de chaque impression nouvelle et forte une estampille temporelle. Les rapports du fantasme au temps sont d'ailleurs des plus significatifs. Un fantasme flotte pour ainsi dire entre trois temps, les trois moments temporels de notre faculté représentative. Le travail psychique part d'une impression actuelle, d'une occasion offerte par le présent, capable d'éveiller un des grands désirs du sujet; de là, il s'étend au souvenir d'un événement d'autrefois, le plus souvent infantile, dans lequel ce désir était réalisé ; il édifie alors une situation en rapport avec l'avenir et qui se présente sous forme de réalisation de ce désir, c'est là le rêve éveillé ou le fantasme, qui porte les traces de son origine : occasion présente et souvenir. Ainsi passé, présent et futur s'échelonnent au long du fil continu du désir.
L'exemple le plus banal illustrera ce que je viens de dire. Imaginez un jeune homme pauvre et orphelin à qui vous auriez donné l'adresse d'un patron chez lequel il pourrait trouver un emploi. Peut-être en route s'abandonnera-t-il à un rêve éveillé, adapté à sa situation présente et engendré par elle. Ce fantasme pourra consister à peu près en ceci : le jeune homme est agréé, il plaît à son nouveau patron, on ne peut plus se passer de lui dans l'entreprise, il est reçu dans la famille du patron, il épouse la ravissante jeune fille de la maison et dirige alors lui-même l'affaire en tant qu'associé et, plus tard, successeur du patron. Le rêveur se procure par là à nouveau ce qu'il avait possédé dans son heureuse enfance : la maison protectrice, les parents aimants et les premiers objets de ses tendres penchants. Vous voyez par cet exemple comment le désir sait exploiter une occasion offerte par le présent afin d'esquisser une image de l'avenir sur le modèle du passé.

Freud, "La création littéraire et le rêve éveillé", in Essais de psychanalyse appliquée, 1933.

Document 2 :

Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même1 il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.

1. Dieu.

Rousseau, La Nouvelle Héloïse, VIe partie, lettre 8, 1761.

Document 3 :

On reprochera à Sartre d’avoir procédé à une dévaluation radicale de l’imaginaire, poursuivant ainsi la tradition classique de l’imagination. Ne peut-on lui répliquer que l’imagination, loin d’être décevante, est une consolation face à une réalité qui ne nous satisfait pas? N’est-elle pas en effet ce lieu d’asile et de protection, cette « réserve » comme le dit Freud organisée « afin de permettre un substitut à la satisfaction instinctive à laquelle il fallait renoncer dans la vie réelle »? Cette activité imaginaire, que Freud appelle « royaume de la fantaisie », échappe ainsi à la dure loi du principe de réalité, c’est la compensation salutaire face à tous les refoulements que nous inflige la vie sociale. Loin de les frustrer, elle vient combler nos désirs impossibles à satisfaire ; c’est le cas dans nos rêves nocturnes ou dans nos fantasmes. Évoquant les fantasmes ou châteaux en Espagne répandus chez la plupart des hommes, Freud cite principalement les désirs ambitieux et les désirs érotiques. La conséquence, cependant, c’est que c’est la réalité qui nous paraît alors décevante. Comment pourrait-elle être à la hauteur des prestiges dont l’imagination pare l’objet ? Comme le remarque Frédéric Laupies « L’imagination enchante tellement l’absence qu’elle contribue au désenchantement de la présence. Le passage de l’imagination à la perception donne nécessairement lieu à la déception.1 » Prenons avec Frédéric Laupies l’exemple de l’amour qui « s’accommode mal du réel. » En effet, le réel révèle la pauvreté, la médiocrité de l’objet aimé, génère la lassitude et l’ennui, alors que l’objet imaginaire, loin d’avoir cette pauvreté profonde que lui reproche Sartre, est un « absolu ». Témoin la désillusion de Swann2 lorsqu’il réalise qu’Odette n’est pas la femme aimante et remarquable qu’il avait imaginé dans ses rêves et que, sorti de la passion, il la voit telle qu’elle est. Il découvre une femme commune, et « qui n’était pas mon genre ». Il s’isole alors et se retire d’un monde qui l’a déçu.
Reprenons l’exemple de Swann. L’imagination lui peint la réalité plus belle qu’elle n’est, son pouvoir de transfiguration permet de transcender une réalité assez terne. En aimant Odette, ses goûts esthétiques s’enrichissent. L’imagination lui permet d’entendre la musique et d’y goûter une joie consolatrice. En écoutant la sonate de Vinteuil, il pressent qu’il existe un autre monde. L’imagination protège donc Swann contre les déceptions et la platitude d’une existence dont seule elle peut extraire le bonheur et la beauté. On peut dire la même chose de Don Quichotte, « On imagine assez bien les heures que Don Quichotte a passées à lire avec délectation : il s’identifiait aux personnages, cela compensait la médiocrité de sa vie et lui faisait croire à l’avènement possible d’un monde meilleur. ». Certes, on dira que Swann n’est qu’un rêveur, et Don Quichotte un fou.
Car la réalité ne se plie pas à leur désir. La consolation n’est donc qu’une évasion. Si Don Quichotte, en baptisant les choses les fait sortir de leur quotidienneté et de leur banalité - il se donne le statut de « chevalier errant » alors qu’il n’est que vagabond, il nomme son vieux cheval « rossinante » et une paysanne devient « Dulcinée du Toboso » - il ne transforme pas la réalité pour autant. Celle-ci n’obéit pas à ses injonctions et demeure aussi triste et décevante. L’imagination n’est-elle pas alors la « superbe puissance » « maîtresse d’erreur et de fausseté » que dénonce Pascal ? Quant Don Quichotte tombe dans les hallucinations, la comédie vire à la tragédie. Freud lui-même le reconnaît, qui rappelle qu’à trop se complaire dans ses fantasmes, on fuit la réalité, comme fait le névrosé : « s’éloigner de la réalité, c’est la tendance capitale, mais aussi le risque capital de la maladie. ». La névrose est une fausse satisfaction, car le névrosé souffre de l’irréalité de ses modes de satisfaction. Là est la différence comme le remarque Freud entre le rêveur et l’artiste. L’artiste retrouve le chemin de la réalité. Non seulement il tire de ses créations un contentement en y donnant à ses désirs une satisfaction qu’il ne trouve pas dans la vie, mais ses productions peuvent compter sur « la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes inconscientes aspirations de désir ». Elles deviennent source de jouissance pour les autres grâce à « la beauté de la forme » dont il sait les orner.

1. Laupies, Leçon philosophique sur l'imagination, 2010.
2. Charles Swann, personnage principal du roman de Proust, Un amour de Swann. Il finit par se rendre compte qu'il a gâché des années de sa vie pour une femme qui ne lui plaisait pas et qui n'était pas son genre.

" Imagination et déception ", philoflo.fr.

Document 4 :




Claude Dityvon, "Mai 68", "Prenez vos désirs pour des réalités", chambrenoire.com.



2) Écriture personnelle :


Selon vous, les rêveurs manquent-ils de lucidité ?