À
partir de l'analyse heideggerienne de l'objet :
On a vu, dans l'article précédent, que la question
générale de la problématique était : quels rapports entretenons-nous avec les
objets ? Si l'on veut prendre cette question dans sa généralité, il faut entendre
que " nous " désigne l'être humain et que le rapport n'est pas une
relation spécifique (celle par exemple du travail ou du loisir) avec une
catégorie particulière d'objets. Si nous commençons par spécifier les rapports
possibles avec les objets en disant, par exemple, que nous pouvons les
produire, les consommer, les échanger, les détruire, etc., nous risquons de
nous perdre dans une multiplicité. Si l'on envisageait la production, la diffusion
et la consommation, on se placerait dans une perspective économique et on
arriverait à une réponse partielle qui exclurait d'autres perspectives comme la
perspective psychologique ou la perspective éthique. Comment ensuite trouver
l'unité de tous ces différents rapports ? Une réponse globale à cette question suppose
de partir de la source c'est-à-dire du sens de toute relation de l'être humain
à l'objet. La démarche de Heidegger nous permet de le faire en nous rappelant
ce qu'il a écrit dans son livre Être et temps.
L'être
humain, que Heidegger appelle le Dasein ou " être le là " (i.e. celui
qui est jeté au monde, et qui se projette dans une proximité à laquelle son
projet donne un sens) ne subsiste pas en lui-même comme les choses, il existe
en un mouvement qui sans cesse l'étend hors de lui-même et le ramène à soi.
Comme l'explique Mulhall (Heidegger et L'être et le temps, p.51),
l'être humain n'est pas seulement vie mais activité. C'est pourquoi il est
toujours confronté à la question du choix d'un possible, du choix qu'il doit
faire d'un mode d'existence. Et la réponse à cette question implique qu'il
réalise son intention dans une activité pratique. Ce n'est possible que parce
que l'être humain (le Dasein) est justement jeté dans un monde où se présentent
quantité d'objets qui sont les vecteurs de son activité. La relation aux objets
du monde est donc essentielle car l'homme répond grâce à elle au problème du
choix qu'il doit faire de son existence. Rencontrer des objets à portée de main
est le propre de l'existence, de l'être au monde. Le monde, comme le dit
Mulhall, est un réseau (ou une toile) d'affectations, d'usages propres à une
culture dans lequel les objets nous apparaissent avec leur sens. Par exemple,
le volant, le levier de vitesse, le trottoir ne nous apparaissent comme tels
que si nous connaissons le réseau de significations ou de renvois dans lequel
ils sont pris (conduire une voiture pour se déplacer pour accomplir son projet,
projet qui prend place dans la totalité des projets humains).
Selon
Heidegger, l'homme (le Dasein) est au monde sur le mode du souci (ou de la
préoccupation), c'est-à-dire avec un intérêt ou un but quelconques. Les choses
qu'il rencontre dans ce souci, Heidegger les désigne du nom d'outil. " Un
outil, en toute rigueur cela n’existe pas. A l’être de l’outil appartient toujours
un complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il est. L’outil
est essentiellement « quelque chose pour... ». Les diverses guises (le mot
" guise " signifie " façon, manière ", ndlr) du « pour... »
comme le service, l’utilité, l’employabilité ou la maniabilité constituent une
totalité d’outils. Dans la structure du « pour... » est contenu un renvoi de
quelque chose à quelque chose. Le phénomène indiqué par ce terme ne pourra être
manifesté en sa genèse ontologique qu’au cours des analyses qui suivent.
Provisoirement, il convient de porter phénoménalement sous le regard une
multiplicité de renvois. L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours
par son appartenance à un autre outil : l’écritoire, la plume, l’encre, le
papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les
portes, la chambre. Ces « choses » ne commencent pas par se montrer pour
elles-mêmes, pour constituer ensuite une somme de réalité propre à remplir une
chambre. Ce qui fait de prime abord encontre, sans être saisi thématiquement,
c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’« intervalle de
quatre murs » dans un sens spatial géométrique — mais un outil d’habitation.
C’est à partir de lui que se montre l’« aménagement », et c’est en celui-ci
qu’apparaît à chaque fois tel outil « singulier ». Avant tel ou tel outil, une
totalité d’outils est à chaque fois déjà découverte. " (Heidegger, Être et temps,
trad. Martineau, p.73-74.) Notons que le mot " outil "
vient du latin ūtensilia « objets nécessaires, meubles, ustensiles, moyens
d'existence » (Gaffiot). Les choses sont des outils dans la mesure où
l'homme fait appel à elles pour former ses projets. C'est pourquoi Heidegger
parle de la porte ou de la chambre comme d'outils. Les objets de notre thème
correspondent aux outils dont parle Heidegger puisque ces objets appartiennent
au quotidien et répondent à une destination. Avant d'être des objets de
connaissance théorique, les objets (ou outils) sont les vecteurs des projets
humains. " L’usage spécifique de l’outil, où celui-ci seulement peut se
manifester authentiquement en son être, par exemple le fait de marteler avec le
marteau, ne saisit point thématiquement cet étant comme chose survenante (n'en
fait pas un objet de connaissance, ndlr), pas plus que l’utilisation même n’a
connaissance de la structure d’outil en tant que telle. Le martèlement n’a pas
simplement en plus un savoir du caractère d’outil du marteau, mais il s’est
approprié cet outil aussi adéquatement qu’il est possible. En un tel usage qui
se sert de.... la préoccupation se soumet au pour... constitutif de ce qui est
à chaque fois outil ; moins la chose-marteau est simplement « regardée », plus
elle est utilisée efficacement et plus originel est le rapport à elle, plus
manifestement elle fait encontre comme ce qu’elle est — comme outil. C’est le
marteler lui-même qui découvre le « tournemain » spécifique du marteau. Le mode
d’être de l’outil, où il se révèle à partir de lui-même, nous l’appelons
l’être-à-portée-de-main. " (Heidegger, Être et temps, p.74.)
L'outil n'indique pas seulement l'usage qui est sa
fin, il désigne aussi les matériaux dont il est constitué. " Le marteau,
les tenailles, le clou renvoient en eux-mêmes à (consistent en) de l’acier, du
fer, du minerai, de la roche, du bois. Dans l’outil dont on se sert et par le
fait de s’en servir est co-découverte la « nature » — la « nature » telle
qu’éclairée par les produits naturels." (Être et temps, trad. Martineau, p.75) Heidegger ajoute que dans
l'objet produit par l'homme se révèle à nous (au Dasein) le destinataire de cet
objet, celui pour qui il est fait, qui va en user. Les outils renvoient donc à
l'être humain et du même coup au monde. " L’ouvrage produit ne renvoie pas
seulement au pour... de son employabilité et à ce dont il est constitué : dans
les conditions les plus simples de sa fabrication, il contient en même temps un
renvoi à celui qui le portera et l’utilisera. L’ouvrage est taillé à sa mesure,
il « est » co-présent dans la naissance de l’ouvrage. Même dans la production
en série, ce renvoi constitutif n’est nullement absent; il est seulement
indéterminé, il est dirigé vers n’importe qui, vers la moyenne. Dans l’ouvrage,
par conséquent, ne vient pas seulement à notre rencontre de l’étant qui est
à-portée-de-la-main, mais aussi de l’étant ayant le mode d’être du Dasein, pour
qui le produit vient à-portée-de-la-main au sein de sa préoccupation ; et du
même coup fait encontre le monde où vivent les usagers — notre monde. L’ouvrage
à chaque fois produit par la préoccupation n’est pas seulement
à-portée-de-la-main dans le monde domestique — celui de l’atelier, par exemple
—, mais dans le monde public. Avec celui-ci est découverte et accessible à tous
la nature du monde ambiant. " Il prend l'exemple de l'horloge : "
Dans les horloges, il est à chaque fois tenu compte d’une certaine constellation
dans le système du monde. Lorsque nous regardons l’heure, nous faisons
tacitement usage de la « position du soleil » d’après laquelle est établie la
régulation astronomique officielle de la mesure du temps. Dans l’emploi de
l’horloge, de cet étant tout d’abord à-portée-de-la-main sans s’imposer à
l’attention, la nature du monde ambiant est conjointement à-portée-de-la-main.
" (Être et temps, trad.
Martineau, p.75-76)
On
peut, à partir de cette analyse heideggerienne, se demander si tous les objets,
de différentes catégories, objets de culte, objets d'art, jouets, pièces de
collection, etc., doivent être pareillement inclus dans cette compréhension de
l'outil. On peut répondre qu'ils sont tous " quelque chose pour ",
qu'ils prennent leur sens par le projet de l'homme et qu'ils apparaissent tous
à partir d'un ensemble qui appartient lui-même au monde. Ainsi, par exemple, le
tapis de prière de l'Islam ou la patène du Christianisme font-ils chacun partie
d'un contexte où leur destination est assignée. Le premier sert à
l'agenouillement du fidèle, le second à la communion. De même que le contexte
du marteau dont parle Heidegger est l'établi, celui de la patène est la
sacristie, celui de l'objet d'art le musée, celui de la pièce de collection la
vitrine par exemple. Le sens de chacun de ces objets dépend de l'ensemble de
l'équipement. Si l'on retire l'objet de son contexte, s'il ne fait plus partie
de l'équipement d'origine, alors il change de sens. C'est ce qui se produit
avec la fontaine ou avec le porte-bouteilles de Duchamp. Mais l'objet d'art ou
de collection ne se distingue-t-il pas des autres par l'absence de maniabilité
? Dans un musée en effet l'objet n'est pas à portée de main. Il n'est pas là
pour être touché, il accomplit sa destination pour le seul regard. À la
différence de l'outil, l'objet d'art ou de collection est fait pour être
remarqué. Heidegger dit que l'outil s'efface dans le but ou l'activité auxquels
il renvoie : " moins la chose-marteau est simplement « regardée », plus
elle est utilisée efficacement ". Ce n'est que lorsqu'il s'avère
défectueux qu'il attire l'attention, il " s'impose " par son "
inemployabilité ". On pourrait dire que l'objet d'art s'impose par essence
et ne s'efface jamais dans une fin. Cependant, l'être humain le rencontre dans
un projet, comme l'outil. Ce projet n'est pas d'aménager le monde ou de
produire un travail ainsi qu'avec le marteau. On vient à l'objet d'art en
portant attention à son aspect visuel, en s'intéressant à sa forme et à ses
couleurs, afin de jouir de sa beauté, de laisser jouer son imagination comme
disait Kant et d'en chercher le sens plus ou moins mystérieux. Ce sens est un
renvoi au monde et donc à l'être humain lui-même. Dans la contemplation de
l'amateur, il est aussi un lien à d'autres objets qui appartiennent au même
art, le tableau, par exemple, faisant référence à l'histoire de la peinture.
La provenance et
la destination des objets impliquent les autres. Le mode de l'être au monde est
originellement pour le Dasein celui du "on". Les objets sont
disponibles selon des usages impersonnels et renvoient à un monde commun. Ils
s'inscrivent dans des procédures de fabrication et d'utilisation pour
lesquelles le moi ne se distingue pas des autres. Le journal du soir est là
pour un lecteur quelconque, le marteau pour un bricoleur quel qu'il soit. Pour
Heidegger, l'être humain est radicalement ouvert sur les autres, c'est-à-dire
qu'il n'est pas une entité ou une substance qui se définirait sans eux. Le
"moi" ne peut qu'émerger de l'indifférenciation originaire du
"on". Avant de se distinguer, de se reconnaître ou d'être reconnu
chaque être humain ne peut exister et donner du sens à son existence qu'en
connexion avec l'ensemble des autres. C'est le "on", ou l'ensemble
des significations données dans la communauté, qui ouvre les possibilités du
Dasein. Chacun est ce qu'il y a de plus commun, un être qui veut manger, avoir
un toit, travailler, etc., et qui ne prend forme que dans le système de
communication qui préexiste. C'est justement parce que chacun est un n'importe
qui qu'il veut se distinguer. " Dans la préoccupation pour ce qu’on a
entrepris avec, pour et contre les autres, se manifeste constamment le souci
d’une différence vis-à-vis des autres : soit qu’il s’agisse simplement
d’aplanir cette différence même; soit que le Dasein propre, restant en retrait
par rapport aux autres, s’efforce dans leur rapport à eux de les rattraper;
soit que le Dasein, jouissant d’une primauté sur les autres, s’attache à les
tenir au-dessous de lui. L’être-l’un-avec-l’autre, à son insu, est tourmenté
par le souci de cette distance. " (Être et temps, p.114) Il se
pourrait que l'idée de distinction qu'on trouve chez Bourdieu et Baudrillard
vienne de là. Baudrillard, rappelons-le, définit la consommation comme un
moyen de se différencier (" on
ne consomme jamais l’objet en soi, on manipule toujours les objets comme signes
qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre groupe pris comme référence
idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de
statut supérieur ", Baudrillard, La Société de consommation,
p.79).
Restons humbles : nous ne sommes pas en cours de philosophie, et aucun enseignant de lettres digne de ce nom ne peut prétendre s'approprier Kant et Heidegger pour un thème de BTS, comme si ces deux philosophes étaient eux-mêmes réduits à des objets de consommation , accessibles, par enchantement , à tous. La philosophie ce n'est pas la " philo " consommable au dernier café où l'on cause, et les profs de français sont tellement formatés aujourd'hui que l'exercice de la raison, même de la moindre pensée leur est devenu étranger, il ne leur reste plus en effet que le réflexe de s'approprier tout ce qui leur tombe sous les yeux et surtout tout ce qui se présente sous les belles apparences de la culture. Un modeste collègue Josiane
RépondreSupprimerHum Josiane... Il y a des profs de lettres qui ont fait de la philo (en licence, en master ou même comme doctorant). L'exercice de la philo n'est pas réservé aux enseignants de philo. Ce serait bien dommage que des profanes n'aient pas le droit de lire et même de comprendre Kant ou Heidegger. Que cette part de la culture soit strictement réservée aux maîtres patentés par l’Éducation nationale et aux élèves qui reçoivent leur enseignement. Maintenant, s'il y a des erreurs dans ce petit texte sur Heidegger, ce serait une bonne idée que vous les signaliez. :)
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