"Il y a les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien". (Extrait d'un discours du président Macron)
La phrase divise en deux catégories opposées et complémentaires l'ensemble des gens. Les gens qui réussissent sont quelque chose et les gens qui ne sont rien ne réussissent pas.
Il y a une équivalence entre réussir et être quelque chose comme entre
ne pas réussir et n'être rien. Que veut dire "réussir"? La réussite est
l'élévation sociale. Que veut dire "être" quelque chose ou rien? La
phrase ne dit pas : "il y a des gens qui réussissent et des gens qui ne
deviennent rien". Donc, les gens qui ne réussissent pas (ou qui ne
deviennent rien) sont rien dès le départ, par nature. Ils ne réussissent
pas tout simplement parce qu'ils n'ont pas les capacités pour
(intelligence, endurance au travail, talent, voire vertu). Cette phrase
signifie donc que dans notre société si on n'est rien (dépourvu de
capacités) on ne réussit pas. Et si on réussit, c'est qu'on est quelque
chose (intelligent, travailleur, vertueux, talentueux.) Donc notre
société est juste. Elle récompense ceux qui méritent de réussir parce
qu'ils sont quelque chose (intelligents, etc.) Elle ne récompense pas et
elle laisse à leur néant ceux qui ne possèdent pas les qualités dignes
de mérite. Et voilà; le tour est joué. Nous vivons dans une société
juste car fondée sur la reconnaissance du mérite, c'est-à-dire des
capacités strictement personnelles. Tout est donc pour le mieux dans le
meilleur des mondes. Il n'est donc pas nécessaire de changer de type de
société, de la réformer en profondeur, il suffit de quelques ajustements
qui permettent d'amplifier et de faciliter la réussite de ceux qui sont
par nature quelque chose ou pour le dire autrement de ceux qui ont une
bonne volonté, intelligente et vertueuse. Cette phrase ne peut pas être
compatible avec une volonté de changer la hiérarchie sociale, de réduire
les inégalités ou d'améliorer la mobilité sociale. Elle est finalement
une phrase de conservateur plutôt que de réformateur. Donc soit M.
Macron est réformateur et ne pense pas vraiment ce que dit cette phrase,
soit il le pense vraiment et n'est pas vraiment réformateur. M. Macron
est optimiste. On pourrait en effet penser que le mérite est la base
d'une société juste mais penser en même temps que dans notre société les
gens méritants ne réussissent pas toujours. Autrement dit on pourrait
penser qu'il y a des gens qui sont quelque chose (intelligents,
talentueux, vertueux) et qui pourtant ne réussissent pas. Et on pourrait
penser qu'il y a des gens qui ne sont pas grand chose (peu talentueux,
peu intelligents ou peu vertueux) et qui pourtant réussissent grâce à la
chance d'appartenir à un milieu, à une famille, etc. On pourrait,
pensant cela, trouver que pour être vraiment basée sur le mérite notre
société devrait changer d'ascenseur. Par exemple, instaurer, un peu
comme dans la République de Platon, un système plus fiable de repérage
des individus méritants, de ceux qui sont capables, détecter très tôt
par des tests, des évaluations, des expérimentations, les individus qui
sont quelque chose (intelligents, vertueux, talentueux) et qui devraient
donc tous emprunter l'ascenseur jusqu'aux étages les plus élevés. Ce
serait à l'avantage de la société puisqu'il est préférable pour elle que
les individus les plus haut placés, aux postes de grande
responsabilité, soient bourrés de ces capacités qui font d'une personne
"quelque chose". De même il serait à l'avantage de la société que les
nuls restent au bas de l'échelle. Personnellement, je ne suis pas
d'accord avec cette conception, peut-être devrais-je l'être mais je n'y
arrive pas. Comment justifier mon désaccord? Je ne vois que trois
arguments : d'une part la société compte moins que les personnes qui la
composent. Je préfère une société moins performante, moins prospère où
le destin des personnes ne soit pas régi par une logique étroite,
économique par exemple. D'autre part il faut ménager la part du hasard,
de la chance car si le hasard est bête, la raison est parfois myope. Je
ne crois qu'une société puisse sans danger réaliser une parfaite égalité
des chances. Mais peut-être après tout pourrait-elle, si on la désire
plus juste sans recourir au communisme, accorder plus de poids dès
l'enfance ou l'adolescence à une évaluation des qualités strictement
personnelles indépendamment de toute origine sociale, sans tomber dans
une dystopie. Mais le troisième argument me paraît le meilleur. Si l'on ne croit pas en la liberté de la volonté, si l'on n'admet pas que l'individu puisse avoir la faculté de mettre entre parenthèses tout ce qu'il est (génétiquement et sous l'effet du milieu) pour ne laisser agir qu'une "bonne volonté" raisonnable, alors on ne croit pas au mérite de la personne puisque ses capacités sont dues au hasard ou au déterminisme universel, à la chance en somme. C'est une chance d'être intelligent, travailleur, vertueux, talentueux, etc. Ce n'est pas le choix libre d'un sujet pensant car si c'était le cas toute personne ferait le bon choix, on ne voit pas pourquoi choisir librement ce qu'on juge mauvais. Si, par exemple, les élèves disposaient d'une libre volonté, ils choisiraient tous d'être travailleurs pour avoir les meilleures notes et le meilleur avenir. A moins bien sûr que leur raison ne leur dise que les notes, les diplômes, le métier recherché ne sont pas compatibles avec la quête du bonheur. Si l'on pense que personne n'est libre d'être vertueux, travailleur, intelligent, alors le mérite individuel n'a pas de sens. Les uns ont la chance d'être ambitieux, courageux, persévérants, d'autres ont la malchance de l'être beaucoup moins ou pas du tout. Chance ou malchance dans notre système social, car après tout un vagabond tel que Knulp, le héros du roman de Hermann Hesse qui vit sa vie comme la cigale de la fable, a peut-être plus de "chance" que le fort en thème qui devient patron, haut fonctionnaire, etc. Cela dépend de l'échelle que l'on choisit pour mesurer la "chance", échelle de la réussite sociale, du développement de toutes ses facultés (associé par Aristote au bonheur), du dévouement aux autres, de la contemplation ou de la gaieté insouciante.
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