1)
Vous ferez une synthèse concise, objective et ordonnée des
documents suivants :
Document
1 :
Ce
qui paraît essentiel dans les diverses définitions qui ont pu être
proposées de l’utopie (comme mentalité ou comme genre
littéraire), c’est la coexistence d’une volonté protestataire
et d’une espérance : désir et révolte seraient, selon Louis
Quesnel, les « figures fondamentales de l’utopie ». Née du rejet
de l’ordre social établi, l’utopie exprime l’aspiration à un
changement radical de la société (radical au point d’envisager
parfois de recréer jusqu’à la langue et jusqu’au corps humain,
par le biais de l’eugénisme). Parce que le « rêve social »
élaboré par l’utopie se construit en opposition à la réalité,
elle fonctionne comme dispositif dénonciateur : la dimension
critique lui est essentielle, elle est « pensée de l’écart ».
Un
autre point sur lequel insistent souvent les définitions de
l’utopie-texte est sa communauté de nature avec l’hypothèse :
spéculative, l’utopie s’emploie à présenter un système
rationnel d’organisation sociale, où ses idéaux puissent se
concrétiser ; elle est volonté « d’expérimenter
intellectuellement l’altérité sociale » (Baczko), « exercice
mental sur les possibles latéraux » (Ruyer), « inventaire
exploratoire » des différentes situations envisageables « dans la
logique des virtualités » (Schlanger). On comprend l’intérêt
accordé par les utopistes à la figure de l’insularité, grâce à
laquelle ils peuvent bénéficier de l’isolement, de l’étanchéité
nécessaire pour opérer leurs expériences avec toute l’asepsie
d’un laboratoire, à l’abri du danger de contagion extérieure.
(...)
L’accusation
d’irréalisme s’est si bien associée à l’utopie que le terme
a fini par prendre, dans l’usage courant, le sens péjoratif de «
chimère » ou d’« illusion ». Baczko note que la question « Les
utopies sont-elles réalisables ? » (question que pour sa part il
estime peu pertinente) est paradoxalement imposée par les textes
utopiques eux-mêmes : en fournissant une description détaillée de
la société idéale, l’utopiste invite en effet son lecteur à
chercher des correspondances entre la cité fictive et la société
actuelle, et par là même il lui suggère de les envisager comme
deux réalités comparables. Si Backzo trouve peu fructueux de se
focaliser sur la « vérification » des utopies, c’est parce que
l’œuvre utopique, exprimant l’imagination sociale de son époque,
a pour vocation spécifique de formuler « l’image d’une
extériorité à son propre espace et à son propre temps », si bien
qu’elle est à la fois produit de l’histoire et refus de
l’histoire, ou pour reprendre une formule de Joseph Gabel, « plan
humain pour sauter hors de l’histoire et parvenir à une perfection
stable ».
On
touche là au deuxième grief formulé à l’encontre de l’utopie,
son caractère fixiste et totalitaire, que manifeste la double
fermeture du temps (figé dans un éternel présent) et de l’espace
(l’utopie est très souvent une île, en tout cas un lieu clos :
elle est une « structure de défense »). C’est aussi un univers
strictement encadré par un système contraignant de règles qui
soumettent l’individu à un contrôle social permanent : l’utopiste
rêve en effet d’une coïncidence parfaite entre individu et
collectivité – d’où le contrôle exercé sur la famille,
susceptible de saper la solidarité communautaire, et sur la culture
livresque, ferment d’individualisme. Le rêve utopique d’un homme
tout social explique l’intérêt porté aux repas communs, aux
fêtes, aux rituels, et la prédilection de l’architecture utopique
pour des matériaux transparents comme le cristal, qui favorisent la
disparition de tout espace privé, et partant celle de la liberté
individuelle. C’est précisément là que réside la pierre
d’achoppement de toutes les utopies, comme nous le rappelle
ironiquement Dostoïevski (1821-1881) qui, condamné à cause de ses
accointances avec les fouriéristes à cinq ans de travaux forcés en
Sibérie (1849-1854), avait quelques comptes à régler avec les
mouvements utopistes, et nous a laissé, dans Les Possédés, une
savoureuse caricature de rêveur social en la figure de Chigaliov,
qui présente en ces termes son « système d’organisation du monde
» :
"Je
dois vous prévenir que mon système n’est pas complètement
achevé. Je me suis embrouillé dans mes propres données et ma
conclusion se trouve en contradiction directe avec l’idée
fondamentale du système. Partant de la liberté illimitée,
j’aboutis au despotisme illimité."
Corinne
Jouanno, "L’utopie, état de la question",
Unicaen.
Document
2 :
Selon
Diodore, un certain Iambulus, partant d'Ethiopie, arriva, après
quatre mois de navigation, dans une île fortunée dont il décrit
les habitants et les usages :
Les
habitants sont distribués en familles ou en tribus, dont chacune ne
se compose que de quatre cents personnes au plus. Ils vivent dans des
prairies, où ils trouvent tout ce qui est nécessaire à l'entretien
de la vie, car la bonté du sol et la température du climat
produisent, plus de fruits qu'il ne leur en faut. Il croît surtout
dans cette île une multitude de roseaux portant un fruit semblable à
l'orobe blanche. Les habitants le recueillent et le laissent macérer
dans l'eau chaude jusqu'à ce qu'il acquière la grosseur d'un oeuf
de pigeon ; après l'avoir moulu et pétri avec leurs mains, ils en
cuisent des pains d'une saveur très douce. On y trouve aussi
beaucoup de sources dont les unes, chaudes, sont employées pour les
bains de délassement; les autres, froides, agréables à boire, sont
propres à entretenir la santé. Les insulaires s'appliquent à
toutes les sciences, et particulièrement à l'astrologie ; leur
alphabet se compose de sept caractères, mais dont la valeur équivaut
à vingt-huit lettres, chaque caractère primitif étant modifié de
quatre manières différentes. Les habitants vivent très longtemps ;
ils parviennent ordinairement jusqu'à l'âge de cent cinquante ans
et sans avoir éprouvé de maladies. Une loi sévère condamne à
mourir tous ceux qui sont contrefaits ou estropiés. Leur écriture
consiste à tracer les signes, non pas comme nous transversalement,
mais perpendiculairement de haut en bas. Lorsque les habitants sont
arrivés à l'âge indiqué, ils se donnent volontairement la mort
par un procédé particulier. Il croît dans ce pays une plante fort
singulière : lorsqu'on s'y couche, on tombe dans un sommeil profond,
et l'on meurt. Le
mariage n'est point en usage parmi eux; les femmes et les enfants
sont entretenus et élevés à frais communs et avec une égale
affection. Les enfants encore à la mamelle sont souvent changés de
nourrices, afin que les mères ne reconnaissent pas ceux qui leur
appartiennent. Comme il ne peut y avoir ni jalousie ni ambition, les
habitants vivent entre eux dans la plus parfaite harmonie. Chaque
tribu d'insulaires nourrit une espèce particulière de très grands
oiseaux qui servent à découvrir les dispositions naturelles de
leurs enfants. A cet effet ils mettent les enfants sur le dos de ces
oiseaux, qui les enlèvent aussitôt dans les airs ; les enfants qui
supportent cette manière de voyager sont conservés, et on les
élève, tandis que ceux auxquels ce voyage aérien donne le mal de
mer et qui se laissent choir de frayeur, sont abandonnés comme
n'étant pas destinés à vivre longtemps et comme dépourvus des
bonnes qualités de l'âme. Le plus âgé est le chef de chaque tribu
; il a l'autorité d'un roi auquel tous les autres obéissent;
lorsqu'il atteint cent cinquante ans, il renonce, suivant la loi,
volontairement à la vie, et le plus ancien le remplace immédiatement
dans sa dignité. (...) La manière de vivre des habitants est
soumise à des règles fixes, et on ne se sert pas tous les jours des
mêmes aliments. Il y a des jours déterminés d'avance pour manger
du poisson, de la volaille ou de la chair d'animaux terrestres;
enfin, il y a des jours où l'on ne mange que des olives ou d'autres
aliments très simples. Les emplois sont partagés, les uns vont à
la chasse, les autres se livrent à quelques métiers mécaniques;
d'autres s'occupent d'autres travaux utiles ; enfin, à l'exception
des vieillards, ils exercent tous, alternativement et pendant un
certain temps, les fonctions publiques.
Diodore
de Sicile, La Bibliothèque
historique, livre II, Ier siècle
av. J.-C.
Document
3 :
Une
des facettes de l’utopie est la volonté d’ordonner les choses,
d’ordonner la société, d’ordonner l’Homme. Or dans ces
constructions ordonnées (voire hyper-ordonnées), il n’y a pas de
place pour la différence de vision, l’opposition ou tout au moins
les divergences des classes sociales, les contradictions d’intérêt,
l’opposition des idées.
Il
ne peut y avoir d’exception dans une société utopique : tous
sont soumis à un type d’organisation et à un seul.
L’utopie
est une pensée de la plénitude au sens où elle règle les détails
de toute chose, cela en s’appuyant sur des individus a priori de
bonne volonté, cherchant par nature et de facto le bien de tous,
pour tous et par tous.
Seulement,
la réalité tend à se rappeler, celle qui fait s’interroger sur
un homme qui serait naturellement bon. L’homme naturellement bon
relèverait plus du mythe, de ce qui devrait être, voire finalement
d’une utopie. Rousseau lui-même, avec son image du "bon
sauvage", reconnaît qu’il s’agit d’une construction de
l’esprit. En ce sens, l’homme comme animal social s’approcherait
d’avantage de l’individu chez Machiavel, agissant uniquement
selon son propre intérêt même dans les apparences de vertus.
En tout état
de cause, l’appréhension utopique tend à surestimer l’homme ou
à simplifier, réduire sa nature (voire le jeu d’opposition entre
les bons et les mauvais Troglodytes dans les Lettres Persanes de
Montesquieu).
Toute
réflexion sur la cité idéale suppose cette approche d’un homme
bon, c’est à dire tel qu’il devrait être non pas tel qu’il
est.
Or pour
Machiavel, puisque l’homme est naturellement méchant, il ne va pas
suffire de simplement modifier les lois de la cité par des lois qui
semblent justes pour obtenir la cité idéale. Ce n’est pas la
sagesse, l’équilibre, la justesse des institutions qui pourra
rendre les hommes meilleurs dans la mesure où cette sagesse leur est
extérieure et que reste en eux cette tendance naturelle à la
méchanceté.
C’est par
la connaissance de la "marche des choses", par une
rationalité technique et non pas par une morale raisonnable que les
hommes et la cité sont gouvernables.
Ainsi pour
Machiavel, l’utopie est inutile voire nuisible puisque se plaçant
en son fondement même en dehors de la réalité humaine, elle n’en
permet aucune compréhension donc maîtrise.
Claire
Mélanie, "L’utopie : critiques des utopies",
eclairement.com.
Document
4 :
Si l'idéologie
préserve et conserve la réalité, l'utopie la met essentiellement
en question. L'utopie, en se sens, est l'expression de toutes les
potentialités d'un groupe qui se trouve refoulé par l'ordre
existant. L'utopie est un exercice de l'imagination pour penser
autrement. L'histoire des utopies nous montre qu'aucun domaine de la
vie en société n'est épargné par l'utopie; elle est le rêve d'un
autre mode d'existence familiale, d'une autre manière de
s'approprier les choses et de consommer les biens, d'une autre
manière d'organiser la vie politique, d'une autre manière de vivre
la vie religieuse. Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que les
utopies n'aient cessé de produire des projets opposés les uns aux
autres; car elles ont en commun de miner l'ordre social sous toutes
ses formes. Or, l'ordre a nécessairement plusieurs contraires.
Ainsi, concernant la famille, on trouve des utopies en grand nombre
allant depuis l'hypothèse de la continence monacale jusqu'à celle
de la promiscuité, de la communauté et de l'orgie sexuelle; au plan
proprement économique, les utopies varient de l'apologie de
l'ascétisme le plus rigoureux jusqu'à celle de la consommation
somptuaire et festive; le politique lui-même est contesté aussi
bien par les rêveries anarchisantes que par les projections d'un
ordre social géométriquement conçu et impitoyablement coercitif;
au plan religieux, l'utopie oscille entre l'athéisme et la festivité
culturelle en des rêves de christianisme nouveau ou de sacralité
primitive. Il n'est pas étonnant que l'on ne puisse pas
définir l'utopie par son contenu, et que la comparaison des utopies
entre elles soit si décevante; c'est que l'unité du phénomène
utopique ne résulte pas de son contenu, mais de sa fonction qui est
toujours de proposer une société alternative. (...)
Au
moment même où l'utopie engendre des pouvoirs, elle annonce des
tyrannies futures qui risquent d'être pires que celles qu'elle veut
abattre. Ce paradoxe déroutant tient à une lacune fondamentale de
ce que Karl Mannheim appelait la mentalité utopique, à savoir
l'absence de toute réflexion de caractère pratique et politique sur
les appuis que l'utopie peut trouver dans le réel existant, dans ses
institutions et dans tout ce que j'appelle le croyable disponible
d'une époque. L'utopie nous fait faire un saut dans l'ailleurs, avec
tous les risques d'un discours fou et éventuellement sanguinaire.
Une autre prison que celle du réel est construite dans l'imaginaire
autour de schémas d'autant plus contraignants pour la pensée que
toute contrainte du réel en est absente. Il n'est dès lors pas
étonnant que la mentalité utopique s'accompagne d'un mépris pour
la logique de l'action et d'une incapacité foncière à désigner le
premier pas qu'il faudrait faire en direction de sa réalisation à
partir du réel existant. (...) L'utopie fait évanouir le
réel lui-même au profit de schémas perfectionnistes, à la limite
irréalisables. Une sorte de logique folle du tout ou rien remplace
la logique de l'action, laquelle sait toujours que le souhaitable et
le réalisable ne coïncident pas et que l'action engendre des
contradictions inéluctables, par exemple, pour nos sociétés
modernes, entre l'exigence de justice et celle d'égalité. La
logique de l'utopie devient alors une logique du tout ou rien qui
conduit les uns à fuir dans l'écriture, les autres à s'enfermer
dans la nostalgie du paradis perdu, les autres à tuer sans
discrimination.
Mais je ne voudrais pas m'arrêter sur
cette vision négative de l'utopie; bien au contraire, je voudrais
retrouver la fonction libératrice de l'utopie dissimulée par ses
propres caricatures. Imaginer le non lieu, c'est maintenir ouvert le
champ du possible. Ou, pour garder la terminologie que nous avions
adoptée dans notre méditation sur le sens de l'histoire, l'utopie
est ce qui empêche l'horizon d'attente de fusionner avec le champ de
l'expérience. C'est ce qui maintient l'écart entre l'espérance et
la tradition.
Paul Ricoeur, "L'idéologie et l'utopie : deux expressions de l'imaginaire social", Cahiers du CPO.
2)
Selon vous, l'utopie dit-elle une vérité ?
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