La
fin de la vie privée
Cette
porosité entre l’espace de la sociabilité et l’espace public se
paie cependant du risque de voir des informations personnelles
exposées au regard de tous. À la « surveillance institutionnelle »
de l’État et des entreprises, autour de laquelle s’organise
l’essentiel du débat sur les données personnelles, se superpose
aujourd’hui une « surveillance interpersonnelle » d’un nouveau
type. Avec la « démocratisation » des instruments d’observation
que les plateformes relationnelles distribuent à leurs utilisateurs,
le NewsFeed de Facebook étant sans conteste l’emblème de ce
nouveau panoptisme horizontalisé, l’exposition de soi est un
risque que l’on prend d’abord devant les proches, la famille, les
collègues, les employeurs, les amant(e)s ou les voisins.
La
prophétie deleuzienne du passage d’une société disciplinaire à
une société de contrôle prend ici tout son sens, puisque,
décentralisée et distribuée, la surveillance devient un contrôle
que chacun ne cesse d’effectuer sur les autres et sur soi-même.
Aussi,
l’une des difficultés politiques des dénonciateurs de la société
de surveillance est d’avoir aujourd’hui à tenir compte du fait
que le contrôle politique ou marchand des traces s’ancre de plus
en plus profondément dans l’hubris curieuse des surveillés
eux-mêmes. Comment s’assurer en effet du soutien des citoyens pour
dénoncer les risques de la surveillance institutionnelle lorsque
ceux-ci, de façon délibérée et consciente, rendent eux-mêmes
publiques des informations personnelles et développent une
insatiable curiosité pour les informations livrées par les autres ?
En
rendant beaucoup plus plastiques et poreuses les formes de prise de
parole, Internet favorise la circulation des informations, tout en
visant une plus grande « transparence » de nos sociétés. Il
contribue à mettre en partage un ensemble de contenus jusqu’alors
retenus par des barrières techniques, juridiques, institutionnelles
ou commerciales. Mais cette libération des contenus qui bouleverse
les frontières traditionnelles de l’économie de la connaissance
et élargit l’espace de la critique en offrant de nouvelles sources
à la vérification « citoyenne » est aussi inséparable d'une plus
grande circulation des informations sur les individus. En effet,
l’une des particularités des formes d’échange élargies sur
Internet est que les personnes et les contenus sont de plus en plus
attachés les uns aux autres et que ce sont justement ces attaches
qui favorisent les effets de circulation, de partage et de diffusion.
Même si, contrairement à certaines craintes, les informations
personnelles rendues visibles sur Internet, loin de révéler
l’intimité des personnes, sont plus souvent des mises en scène
stratégiques, il est incontestable que l’espace public élargi de
l’Internet est en lutte à la
fois contre le secret des informations et contre l’invisibilité
des personnes.
Dominque
Cardon, "Vertus démocratiques de l'Internet", in La
Vie des idées.fr,
2009.
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