jeudi 20 septembre 2012

Internet, espace public et vie privée

Extrait d'un excellent article de D. Cardon, sociologue, sur les vertus démocratiques de l'Internet :

La fin de la vie privée

Cette porosité entre l’espace de la sociabilité et l’espace public se paie cependant du risque de voir des informations personnelles exposées au regard de tous. À la « surveillance institutionnelle » de l’État et des entreprises, autour de laquelle s’organise l’essentiel du débat sur les données personnelles, se superpose aujourd’hui une « surveillance interpersonnelle » d’un nouveau type. Avec la « démocratisation » des instruments d’observation que les plateformes relationnelles distribuent à leurs utilisateurs, le NewsFeed de Facebook étant sans conteste l’emblème de ce nouveau panoptisme horizontalisé, l’exposition de soi est un risque que l’on prend d’abord devant les proches, la famille, les collègues, les employeurs, les amant(e)s ou les voisins.
La prophétie deleuzienne du passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle prend ici tout son sens, puisque, décentralisée et distribuée, la surveillance devient un contrôle que chacun ne cesse d’effectuer sur les autres et sur soi-même.
Aussi, l’une des difficultés politiques des dénonciateurs de la société de surveillance est d’avoir aujourd’hui à tenir compte du fait que le contrôle politique ou marchand des traces s’ancre de plus en plus profondément dans l’hubris curieuse des surveillés eux-mêmes. Comment s’assurer en effet du soutien des citoyens pour dénoncer les risques de la surveillance institutionnelle lorsque ceux-ci, de façon délibérée et consciente, rendent eux-mêmes publiques des informations personnelles et développent une insatiable curiosité pour les informations livrées par les autres ?
En rendant beaucoup plus plastiques et poreuses les formes de prise de parole, Internet favorise la circulation des informations, tout en visant une plus grande « transparence » de nos sociétés. Il contribue à mettre en partage un ensemble de contenus jusqu’alors retenus par des barrières techniques, juridiques, institutionnelles ou commerciales. Mais cette libération des contenus qui bouleverse les frontières traditionnelles de l’économie de la connaissance et élargit l’espace de la critique en offrant de nouvelles sources à la vérification « citoyenne » est aussi inséparable d'une plus grande circulation des informations sur les individus. En effet, l’une des particularités des formes d’échange élargies sur Internet est que les personnes et les contenus sont de plus en plus attachés les uns aux autres et que ce sont justement ces attaches qui favorisent les effets de circulation, de partage et de diffusion. Même si, contrairement à certaines craintes, les informations personnelles rendues visibles sur Internet, loin de révéler l’intimité des personnes, sont plus souvent des mises en scène stratégiques, il est incontestable que l’espace public élargi de l’Internet est en lutte à la fois contre le secret des informations et contre l’invisibilité des personnes.

Dominque Cardon, "Vertus démocratiques de l'Internet", in La Vie des idées.fr, 2009.

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