L'homme
étant comme disait Aristote un animal politique ou sociable, il est
naturel qu'il forme des entreprises collectives. Il cherche le
bonheur dans la cité, en créant ou en réformant la société. Les
utopies sont justement les conceptions d'une vie collective idéale.
Mais ces projets, quand ils commencent à se réaliser, rencontrent
des obstacles. On le voit aussi bien dans la construction de la tour
de Babel que dans celle d'Internet. C'est en effet ce que nous montre
ce corpus composé de trois textes et d'une image. Pour commencer à
se réaliser, une utopie doit être portée par une force collective.
Mais cette force entre en rapport avec une autre force qui peut lui
faire obstacle. La question est : comment savoir qu'une utopie est
réalisable ou non ? Le seul moyen, c'est de tenter de la réaliser.
Ce corpus nous révèle, à travers deux cas différents, ce qui
advient lorsque ces forces différentes s'affrontent. Dans une
première partie, nous verrons l'essor de l'utopie et dans une
seconde son échec ou les risques qu'elle encourt.
Voyons
tout d'abord comment l'utopie peut naître et commencer à se
réaliser. On peut noter que ces deux rêves, celui de Babel et celui
d'Internet, impliquent un savoir-faire technique. Il s'agit dans les
deux cas de créer et d'innover. Les hommes de Babel utilisent des
briques et du mortier, au lieu de pierre et de bitume, c'est-à-dire
des matériaux inhabituels apparemment. Sans doute est-ce que dans
cette vallée de Shinéar
où ils s'installent on ne trouve pas de pierre. On voit bien,
puisque ces hommes décident de cuire ces briques, qu'il s'agit d'une
innovation. Si la cuisson était déjà un usage établi, on ne voit
pas pourquoi ils ajouteraient cette précision. Dans le cas
d'Internet aussi, nous avons innovation technique. Xavier Molénat
résume les étapes de la gestation et de la mise en œuvre
d'Internet. En premier, un réseau d'ordinateurs de campus
universitaires, qu'on appelle Arpanet. La technique ici est
l'informatique et les usagers sont d'abord des informaticiens. De
plus, cette cité virtuelle sert à réunir des spécialistes,
scientifiques, chercheurs, techniciens. Comme dans l'histoire de
Babel, le projet collectif réunit ceux qui le réalisent et, par
extension, ceux qui travaillent ensemble à élaborer un savoir. Dans
les deux cas, la mise en œuvre de l'utopie est donc une affaire
technique et une affaire qui rassemble, qui cimente une communauté.
Marcel Thiriet le confirme en disant qu'Internet transcende les
cultures et les frontières. L'utopie ici abolit ou surmonte la
diversité humaine pour atteindre à l'unité comme dans le peuple de
Babel. Dans les deux entreprises, on trouve des hommes qui parlent la
même langue, soit celle du peuple de Babel soit celle de la science
moderne. Ce sont donc des hommes qui sont faits pour s'entendre et se
comprendre. On peut ajouter une troisième caractéristique. Xavier
Moléat nous dit qu'Arpanet réunit des égaux, des gens qui ont le
même statut. Or il semble bien qu'on trouve la même égalité chez
les hommes de Babel, d'après la Genèse, puisqu'ils emploient la
première personne du pluriel de l'impératif. Ils ne donnent pas
d'ordre. Ils décident ensemble. Peut-être le tableau de Bruegel
diffère-t-il un peu sur ce point dans la mesure où l'on y voit des
ouvriers agenouillés devant un personnage richement vêtu. Une
quatrième caractéristique se dégage des deux cas. Il s'agit de
manifestations de la liberté humaine. Les hommes de Babel décident,
ils sont confiants en leur force, rien ne semble pouvoir limiter leur
volonté, ils veulent que la tour rejoigne le ciel. De même, les
concepteurs et les défenseurs du net prônent la liberté des
échanges, leur projet est un monument de la liberté humaine. Et
c'est cette liberté qu'ils s'associent pour défendre quand ils la
sentent menacée par ce que nous verrons dans la deuxième partie,
les forces qui veulent la modifier ou la restreindre.
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