mercredi 18 mai 2016

l'extraordinaire : problématique et analyse



Problématique
La vie quotidienne se caractérise par son rythme régulier et rassurant, parfois monotone. L'habitude émousse la vue, l'ouïe, l'odorat et le goût. Tout semble s'affadir et ne plus mériter l'intérêt. A l'inverse, l'extraordinaire a un véritable pouvoir de révélation. Il fait surgir des réalités hors du commun aussi bien que des sensations nouvelles.
L'événement rompt le fil continu du temps et donne à l'instant une intensité qui suscite des émotions fortes : joie, surprise, émerveillement... Il donne le sentiment d'une plénitude qui justifie tous les superlatifs. Parfois, l'événement surgit spontanément - à l'occasion d'une découverte inattendue, d'une initiative improbable, d'un trait de génie. Mais ne faut-il pas aussi susciter l'extraordinaire, le chercher puisqu'il est difficile de se satisfaire de la plate répétition du quotidien ? Faut-il alors créer le moment inédit qui fait date ?
Notre société se plaît dans la production de l'événement, en fait même une pratique si courante qu'elle frise la banalité. La recherche permanente de l'inédit, de la sensation, la surenchère organisée dans l'extraordinaire ne nous assujettissent-elles pas à une autre forme de monotonie ?
L'extraordinaire se manifeste aussi dans son extrême violence. Loin d'exciter, il anéantit. Loin de favoriser le verbe et l'hyperbole, il coupe le souffle et la parole. C'est alors le traumatisme qui prévaut et l'habitude retrouvée peut apparaître nécessaire et apaisante.
Il est difficile de juger d'un quotidien auquel on s'est accoutumé, mais il s'avère tout aussi difficile de penser l'extraordinaire, car les émotions jouent contre la prise de distance que demande l'exercice de la raison.
Comment rendre compte du banal ? Comment construire un jugement sur ce dont on finit par oublier le sens et la saveur ? Comment rendre justice à ce que l'usage et l'usure ont voué à la discrétion ?
Inversement, comment penser l'exceptionnel tout en gardant de la mesure ? Comment préserver sa lucidité sans pour autant faire preuve de détachement insensible, de sécheresse de cœur ? Comment trouver les mots qui sonnent juste, restaurer le pouvoir de la parole et éviter les excès d'un verbe affolé face à l'événement qui sidère ?"

Analysons un peu. 
L'ordinaire est habituel et commun. L'extraordinaire est inhabituel et hors du commun. 
La problématique oppose le quotidien et l'extraordinaire. Elle affirme que le quotidien use la saveur et l'intérêt. Ce serait comme ce qu'on appelle l'accoutumance pour les drogues : l'effet ne cesse de s'amoindrir. Ce n'est pas toujours vrai. Un pianiste se met tous les jours à son piano sans connaître l'accoutumance, un joueur d'échec joue vingt parties à la suite, un écrivain retrouve chaque jour son travail avec le même intérêt, un don Juan répète les mêmes manœuvres avec autant d'excitation, etc. 
On nous demande s'il ne faut pas chercher l'extraordinaire pour échapper à l'ennui du quotidien.
Le pianiste, l'écrivain, le don Juan diraient : non, le quotidien ne m'ennuie pas, je ne cherche pas l'extraordinaire, le travail en cours, la femme qui passe me font vivre intensément. 
On leur répondrait : Mais vous désirez tout de même vous dépasser, atteindre le sommet de votre art, séduire la femme la plus belle et la moins accessible ? N'est-ce pas ce but qui vous motive ? 
Ce n'est pas sûr. Continuer est déjà un exploit. Il y a toujours des obstacles qui apparaissent dans l'activité habituelle. Pour ceux qui ont beaucoup de chance, continuer est si facile et donc ennuyeux, qu'il faut de l'extraordinaire. Pour ceux qui ont moins de facilité, moins d'argent, moins de talent, moins de santé, arriver à la fin du mois, à la fin de l’œuvre, à la vieillesse, est une récompense. 
L'éloge du quotidien n'est plus à faire, Todorov et Bartelt, entre autres, l'ont fait. La recherche de l'extraordinaire n'est-elle pas un luxe réservé aux chanceux, aux riches, aux heureux, à ceux à qui le quotidien est servi sur un plateau ? Demandons au Rom qui vit dans la rue, à l'ouvrier, au professeur de collège, au conducteur de RER, à la caissière de Franprix s'ils cherchent l'extraordinaire. Peut-être certains en rêvent-ils de temps à autre, et encore... Oui, la caissière lit peut-être un roman et s'imagine, comme l'héroïne, vivre l'extraordinaire. Mais une recherche ? Plutôt un songe éphémère. Le cinéma, le roman, les prospectus de voyage sont là pour nourrir notre rêverie d'extraordinaire. Les pauvres, les vieux, les malades, tous ceux qui ont moins de facilité, ils doivent se concentrer sur le quotidien. Dans leur vie, dans la vie de beaucoup de gens peut-être, l'extraordinaire est synonyme de mauvaise nouvelle ou bien il n'est qu'un désir dont on rit. L'extraordinaire, pour beaucoup, c'est les attentats ou gagner le gros lot. Après, c'est sans doute une question de personnalité, il y a ceux qui préfèrent la tranquillité, ceux qui préfèrent l'aventure. 
Bref, il n'est pas sûr que beaucoup de gens cherchent l'extraordinaire. C'est aussi une question de perspective. Vue de l'extérieur, telle action paraît extraordinaire. Comme les attentats du 11 septembre. C'est improbable et choquant. Mais pour ceux qui savaient que c'était possible, pour les membres d'Al Qaïda, pour les spécialistes du terrorisme, certains membres de la CIA, ce n'était pas imprévisible. L'extraordinaire n'est que la partie émergée de l'iceberg, le reste, c'est de la routine. Routine des préparatifs des attentats, routine du travail des services secrets. Sans le quotidien, pas d'extraordinaire. L'extraordinaire, c'est du probable dont la probabilité est faible. Mais dire cela ne suffit pas. La probabilité que les dés que je jette tombent l'un sur l'autre est faible, si cela se produisait cela me paraîtrait extraordinaire. Mais bon. Je n'irai pas le raconter. Il faut donc autre chose pour faire de l'extraordinaire. Il faut ajouter à une probabilité très faible ce qui attire l'attention. Il y a aussi peu de chances que je croise dans la rue une femme vêtue d'une robe verte à rayures jaunes avec une tache de vin en forme de cercle qu'une femme nue, mais sans conteste c'est le deuxième cas qui est extraordinaire et que j'irai raconter. On pourrait donc dire que l'extraordinaire c'est du très peu probable qui attire l'attention. La femme nue dans la rue, les Boeings sur les Twin towers, la langue humaine qui mesure 10,1 centimètres, le quadruple saut périlleux du skieur, le Miserere d'Allegri que Mozart, âgé de quatorze ans, réussit à retranscrire après l'avoir entendu dans la Chapelle Sixtine, ces phénomènes sont en quelque sorte des happenings, des performances qui transgressent la mesure et la norme. Des attentats à la pudeur, à l'humanité, à l'anatomie, à la prudence, au secret papal.
Finalement, la problématique nous demande comment penser l'extraordinaire en évitant l'excès d'émotion ou la sécheresse. 
Mais, penser l'extraordinaire, c'est réfléchir à un concept. Or les concepts ne sont pas en eux-mêmes émouvants. Donc, aucun risque que l'émotion me trouble si je pense le concept d'extraordinaire. Si ce n'est pas le concept, c'est l'événement singulier, la chose particulière qu'il s'agirait de penser. Penser par exemple le 11 septembre. Mais plus on pense un fait extraordinaire moins il le paraît. On finit, quand on en a compris les conditions nécessaires et suffisantes, par se dire que le fait était prévisible. Ainsi le monstre devient-il banal comme Eichmann pensé par Arendt... On ne peut sans doute pas penser l'extraordinaire sans penser l'ordinaire, penser octobre 17 sans connaître la routine d'un militant bolchevik ou d'un ouvrier, car l'extraordinaire n'est que l'extrême pointe du quotidien.
L'extraordinaire nous étonne. C'est, semble-t-il, que nous négligeons ou ignorons la série de causes ou la lente gestation qui ont amené l'événement record. C'est une longue passion et une quotidienne préparation qui ont permis à l'alpiniste Erhard Loretan de conquérir les plus grands sommets du monde. Ou alors c'est que nous considérons le fait statistiquement et le jugeons très peu probable. Ainsi, il a fallu un concours de circonstances heureux (sérendipité) pour que Fleming découvre la pénicilline. Mais si l'on considère le nombre d'essais qui sont souvent effectués avant d'aboutir à la découverte scientifique, alors celle-ci ne paraît plus un coup de chance extraordinaire. Edison disait : "Je n'ai pas échoué, j'ai découvert dix mille solutions qui ne fonctionnaient pas." Ce sont aussi la passion et la sérendipité qui ont conduit Colomb jusqu'aux Bahamas. Mais la passion n'est pas indispensable pour l'extraordinaire. L'histoire d’Oedipe présente ce double caractère d'être à la fois d'une très faible probabilité et de dépasser la mesure. Il a fallu plusieurs coïncidences pour que se réalise le comble du malheur, le double crime.  
Qui cherche l'extraordinaire ? Celui qui est passionné, enthousiaste et/ou que le quotidien dégoûte. Tel enfant, fils de nazi, battu par son père, qui décide à treize ans d'échapper à son destin de petit villageois et de devenir M. Univers et finit gouverneur de Californie. Tel jeune homme qui à dix-sept ans entre dans le maquis sous le commandement du capitaine Alexandre (René Char), découvre la lutte, la fraternité et la poésie d'un homme auquel il vouera la plus grande admiration. Tel autre qui à vingt ans, arrêté pour activités anti-gouvernementales, s'enfuit en Suisse puis à Londres sans attendre son procès, s'engage dans l'aviation, se fait descendre au-dessus de Compiègne et grièvement blessé échappe de justesse à la mort grâce au radio qui le tire de l'appareil en feu, est capturé par les Allemands, envoyé dans un camp de prisonniers où il anime un réseau de résistance et se voit libéré par les Russes qui l'identifient et le chargent du rapatriement des prisonniers. Un autre qui, modèle du héros des Enfants terribles de Cocteau, s'adonne à l'opium, puis trouvant la foi entre à la trappe et passe les dernières années de sa vie à soigner les lépreux à Mokolo au Cameroun. Un sportif de l'extrême. Un exalté qui s'en va en Syrie. Une jeune fille qui s'ennuie, découvre l'amour et l'héroïne à quatorze ans et survit à une overdose avant de raconter cela dans Moi, Christiane F.
Jusqu'ici nous nous sommes limités au possible. On peut évidemment envisager l'extraordinaire dans l'impossible, le surnaturel, le fantastique ou le merveilleux. Mais, puisque la problématique parle de "réalités hors du commun", il semble préférable de se borner au réel. Cependant, les indications bibliographiques proposent du fantastique (La Métamorphose, par exemple), de la science-fiction (Seul sur Mars), de l'aventure et, pour la plupart, des histoires réalistes. Ce n'est donc pas très clair. 
Parmi les auteurs proposés dans cette bibliographie, Kafka nous apporte quelque chose qu'on ne trouve pas chez les autres. Dans ses romans, l'extraordinaire (le fait par exemple d'être arrêté sans être privé de liberté et sans aucun chef d'accusation ou d'être convoqué pour effectuer un travail d'arpenteur dans un village où personne n'a besoin d'arpenteur) semble être la norme, l'ordinaire. Il n'y a que le héros, K., qui s'étonne de sa situation. Mais, il finit, dans le Procès, par se résigner. L'extraordinaire dans le monde décrit par Kafka n'est pas l'exception, il est omniprésent et quotidien. Ce n'est pas l'extraordinaire du surnaturel ou du haut degré. Le monde du Procès ou du Château paraît extraordinaire par son incohérence et son caractère incompréhensible. Dans ce monde, la frontière entre extraordinaire et ordinaire est tout simplement effacée.    
Pour résumer, l'extraordinaire, c'est du très peu probable qui modifie plus ou moins fortement un état émotionnel, une vie, un domaine ou même parfois l'histoire. Le caractère impossible, improbable ou peu probable de l'extraordinaire est son aspect objectif, tandis que le caractère émouvant est son aspect subjectif. Ces deux aspects sont unis dans l'extraordinaire comme le recto et le verso.
La synchronicité de Jung et le hasard objectif de Breton sont des modalités de l'extraordinaire. 
Le dictionnaire ajoute un sens particulier du mot "extraordinaire". Il désigne ce qui est très supérieur à la moyenne, l'excellent. Ce sens peut être subsumé sous le sens défini précédemment, peu probable et fortement émouvant. Les œuvres extraordinaires, par exemple, sont rares et donnent un sentiment fort (de joie ou d'admiration). Simplement, ce sens est purement positif.


Quelques sujets d'écriture :
Vivre l'extraordinaire est-il une question de chance ?
Le bonheur est-il extraordinaire ?
Pensez-vous que l'ennui nous pousse à chercher l'extraordinaire ? 
L'émotion empêche-t-elle de penser l'extraordinaire ?
L'extraordinaire peut-il survivre au quotidien ? 
Une chose est-elle extraordinaire parce qu'elle nous touche énormément ou parce qu'elle a peu de chances de se produire ?  
Trop d'extraordinaire tue-t-il l'extraordinaire ? 
Les cas extraordinaires sont-ils ceux qui s'éloignent le plus de la moyenne ? 
Vaut-il mieux chercher l'extraordinaire ou le bonheur ? 


Livre Guinness des records

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Une des histoires les plus émouvantes sur un homme extraordinaire :




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