1) Vous ferez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents
suivants :
Document 1 :
Mais si l’étonnement nourrit la
philosophie, les sciences ne travaillent-elles pas à le réduire, en fabriquant
un monde sans surprise possible, où l’on connaît la loi des choses ?
Imitant l’idée qu’elles se faisaient des sciences dures, les sciences humaines
ont pu aspirer à la réduction de l’étonnement. Il s’agit là encore de dénoncer
une façon pour les sujets de l’histoire de subir les événements, de s’en
étonner, c’est-à-dire d’être pris dans leur flux et dans les émotions. Au
contraire, le scientifique, historien, sociologue, anthropologue, réduirait
l’étonnement, ramènerait l’extraordinaire à un ordre, une série causale,
refusant l’idée de rupture qui provoquerait l’étonnement. Il s’agit alors de
rapporter ce qui étonne au commencement d’une autre série ou de le replacer dans la continuité de celle qui
précède. Dans cette perspective, l’extraordinaire n’existe pas, il n’est rien
d’autre que le choix inadapté d’une certaine focale : les sujets
contemporains de l’événement ne peuvent qu’en subir le choc, car ils ne
connaissent assurément ni la série à venir ni même vraiment la série
passée ; les scientifiques, eux, se doivent de tracer les justes liaisons.
Ainsi, les Français de 1789 ont-ils cru « se façonner autrement que leurs
pères ; ils n’ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables »,
ils se sont cru les auteurs d’un événement extraordinaire qu’ils ont nommé
Révolution française ; mais Tocqueville1 replace, lui, cet événement et ses diverses facettes
dans la continuité de l’Ancien Régime passé, il est convaincu « qu’à leur
insu [les révolutionnaires] avaient retenu de l’ancien régime la plupart des
sentiments, des habitudes, des idées mêmes à l’aide desquelles ils avaient
conduit la Révolution qui le détruisit et que, sans le vouloir, ils s’étaient
servi de ses débris pour construire l’édifice de la société nouvelle. » ( Alexis de
Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 1967). Exit, donc, l’étonnement. Exit l’extraordinaire.
1. Alexis de Tocqueville (1805-1859),
écrivain et philosophe français.
Marc Aymes, Charles Ruelle, Élodie Cassan, Déborah Cohen, Benoît Fliche, Héloïse Hermant, Bérengère Hurand et Laurence Marie,
« Penser par extraordinaire », Labyrinthe URL : http://labyrinthe.revues.org/4153
Document
2 :
Pour l’exprimer plus rapidement, la
Shoah serait un repoussoir de la pensée. On aurait même envie d’en faire un
accident de l’Histoire, un genre d’arythmie de l’esprit, comme si quelque chose
avait subitement dégénéré et nous avait embarrassés, sans que l’on ne sache
vraiment pourquoi. Par conséquent il serait vain de vouloir entretenir à partir
de la Shoah une réflexion intelligible. C’était horrible, n’en parlons plus,
sinon en établissant une chronologie scolaire pour apprendre aux élèves l’existence
des chambres à gaz et leur passage à la non-existence, manière d’évoquer le
surgissement des ténèbres et leur dissipation tout aussi foudroyante par
l’entremise du jeu politique. On sait du reste que la pédagogie de la Shoah
continue de faire débat. Comment enseigner ce qui semble proprement étranger à
toute forme de pensée ? Peut-on dégager de la Shoah autre chose que des annales
de la monstruosité ?
(...)
La thèse centrale de ce livre, outre ce
que nous avons précédemment illustré, c’est qu’une aberration telle
qu’Auschwitz n’a rien de commun avec une irruption accidentelle. Il y a dans
Auschwitz la marque d’une longue et détestable rumination. Auschwitz n’est pas
un accident qui préserverait l’essence humaine d’une transformation radicale, comme
on dirait que le fait d’être assis ou debout ne modifie pas l’essence d’un
homme, Auschwitz se présente à l’inverse sous les traits d’une consécration de
l’homme de la modernité, en l’occurrence une apothéose de l’homme-technique, de
l’homme des systèmes et des méthodologies.
"Philosophie
de la Shoah de Didier Durmarque", par Gregory Mion, http://www.juanasensio.com
Document
3 :
« Tout a commencé quand j’ai assisté au procès
Eichmann1 à Jérusalem. Dans mon rapport, je parle de la « banalité
du mal ». Cette expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine bien que j’aie
confusément senti qu’elle prenait à rebours la pensée traditionnelle –
littéraire, théologique, philosophique – sur le phénomène du mal. Le mal, on
l’apprend aux enfants, relève du démon ; il s’incarne en Satan (qui « tombe du
ciel comme un éclair » (saint Luc, 10,18), ou Lucifer, l’ange déchu (« Le
diable lui aussi est ange » – Miguel de Unamuno) dont le péché est l’orgueil («
orgueilleux comme Lucifer »), cette superbia2 dont seuls
les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas servir Dieu, ils veulent être
comme Lui. Les méchants, à ce qu’on dit sont mus par l’envie (...).
Ils peuvent aussi être guidés par la faiblesse (Macbeth). Ou, au contraire, par
la haine puissante que la méchanceté ressent devant la pure bonté (...) ou encore par la convoitise, « source de tous les
maux » (...). Cependant, ce que j’avais sous les
yeux, bien que totalement différent, était un fait indéniable. Ce qui me
frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel
qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes
jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient
monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement
efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le
monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions
idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule
caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien
manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient
précédé, était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité,
mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la
procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu’il l’avait fait sous le
régime nazi mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il
était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme
visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie
macabre. Clichés, phrases toute faites, codes d’expression standardisés et
conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la
réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à
l’attention, de par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans
cesse à ces sollicitations ; la seule différence entre Eichmann et le reste de
l’humanité est que, de toute évidence, il les ignorait totalement. »
1. Haut fonctionnaire nazi, l'un des principaux
exécutants de l'holocauste.
2. Mot latin signifiant orgueil, superbe.
Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, p.20-21
Document
4 :
Peut-être
que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être
compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. En effet,
« comprendre » la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut
dire (et c’est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en
soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Eh
bien, aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à Hitler, à Himmler, à
Goebbels, à Eichmann, à tant d’autres encore. Cela nous déroute et nous
réconforte en même temps, parce qu’il est peut-être souhaitable que ce qu’ils
ont dit – et aussi, hélas, ce qu’ils ont fait – ne nous soit plus
compréhensible. Ce sont là des paroles et des actions non humaines, ou plutôt
anti-humaines, sans précédents historiques, et qu’on pourrait à grand-peine
comparer aux épisodes les plus cruels de la lutte biologique pour l’existence.
Car si la guerre peut avoir un rapport avec ce genre de lutte, Auschwitz n’a
rien à voir avec la guerre, elle n’en constitue pas une étape, elle n’en est
pas une forme outrancière. La guerre est une réalité terrible qui existe depuis
toujours : elle est regrettable, mais elle est en nous, elle a sa propre
rationalité, nous la « comprenons ».
Mais
dans la haine nazie, il n’y a rien de rationnel : c’est une haine qui
n’est pas en nous, qui est étrangère à l’homme, c’est un fruit vénéneux issu de
la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du
fascisme même. Nous ne pouvons pas la comprendre ; mais nous pouvons et
nous devons comprendre d’où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes. Si la
comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est
arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et
obscurcies : les nôtres aussi.
C’est
pourquoi nous avons tous le devoir de méditer sur ce qui s’est produit. Tous
nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu’ils parlaient en public,
Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adorés comme des dieux.
C’étaient des « chefs charismatiques », ils possédaient un mystérieux
pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou à la justesse des
propos qu’ils tenaient mais qui venait de la façon suggestive dont ils les
tenaient, à leur éloquence, à leur faconde d’histrions, peut-être innée,
peut-être patiemment étudiée et mise au point. Les idées qu’ils proclamaient
n’étaient pas toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou
cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu’à leur mort par
des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les
exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bourreaux-nés, ce
n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres, c’étaient des hommes quelconques.
Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment
dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires,
les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann,
comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de
Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en
Algérie, et comme, trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au
Viêt-nam.
Primo
Levi, Si c'est un homme.
2)
Ecriture personnelle :
Y a-t-il des événements historiques
extraordinaires ?
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