Extraordinaire et
moralité
On entend souvent dire
qu'il faut repousser ses limites, se surpasser, sortir de sa zone de confort
(ou l'élargir). Y incitent la recherche du rendement, la concurrence, la dure
loi du marché, le développement de soi, la survie professionnelle, sportive, etc.
Fais mieux ou disparais, telle est l'injonction.
On pourrait voir deux
façons de sortir de l'ordinaire de la moralité : repousser les limites ou les
resserrer. Sortir de la route ou rendre la voie plus étroite. Dans les deux cas
il s'agit d'aller plus loin. Plus loin dans la moralité ou plus loin dans
l'immoralité.
Le Christ dit (Évangile
selon Matthieu, ch. 5 : "Et si vous ne saluez
que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ?" ) qu'il ne
faut pas se contenter de l'ordinaire (aimer ses amis). Il faut faire
l'extraordinaire (aimer ses ennemis). Le Christ fait scandale car il pousse à
l'extrême la loi de la Torah. Il rompt avec la tradition mosaïque et inaugure
une nouvelle série, la tradition chrétienne. De même la Révolution française
(culminant dans une terreur extraordinaire) rompt avec l'Ancien Régime et
inaugure la tradition républicaine.
L'antisémitisme était
ordinaire avant la Shoah. Il est devenu extraordinaire dans la Shoah. Cette
haine ordinaire a pris une dimension extraordinaire quand toute la puissance
d'un état s'est mise à son service. Des hommes ordinaires comme Eichmann, dit
Arendt, ont exécuté les ordres de monstres et ont contribué à l'extraordinaire
extermination. Qu'un train roule n'a rien d'extraordinaire. Ce qui l'est c'est que
le train fonce à toute vitesse contre les butoirs de la gare. L'antisémitisme a
été hélas l'ordinaire de millions d'européens aux XIXe et XXe siècles. Il est
devenu extraordinaire pendant quelques années avec la catastrophe de
l'holocauste.
Le droit permet la
transgression des règles dans des circonstances exceptionnelles
(extraordinaires). L'interdit de l'homicide, par exemple, peut être transgressé
dans le cas de la légitime défense. Il arrive que les États ou les peuples invoquent la légitime défense. La Terreur, par exemple, n'est-elle pas motivée
par le danger que court la Révolution ? L'extraordinaire devient une
pseudo-justification du meurtre. Il viole la loi du respect de la vie humaine.
Dans le cas du Christ
(ou de Gandhi qui écrivit amicalement à Hitler pour le détourner de la guerre),
l'extraordinaire ne viole pas la loi, il renchérit sur la loi. C'est peut-être
aussi le cas du maître dans le récit Maître et serviteur de Tolstoï. Il
sacrifie sa vie, lui le riche égoïste et cupide, pour sauver son valet en se
couchant sur lui pour le protéger du gel. C'est un parfait exemple, semble-t-il, de
l'extraordinaire dans le respect du devoir (imparfait, infini, dit Kant) de
secourir autrui. C'est aussi, semble-t-il, une illustration de ce que Levinas appelle la responsabilité pour autrui.
"Le lien avec autrui ne se noue que comme
responsabilité, que celle-ci, d'ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l'on
sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non faire quelque chose de
concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre.
Donner. Être un esprit humain, c'est cela." Levinas, Éthique et Infini.
Il y aurait donc deux
sortes d'extraordinaire dans la moralité, deux sortes d'écarts par rapport à la
norme, la transgression de la loi (le sacrifice d'Isaac) ou le paroxysme de
la loi. Désobéir à la loi morale ou être plus loyaliste qu'elle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire