lundi 20 avril 2015

Quand l'objet devient étranger

Cet extrait de La Nausée montre bien que l'objet est perçu habituellement à travers les usages communs que l'on en fait. Il est en quelque sorte pris dans le réseau de ces usages, habité par les significations (ou les renvois, dirait Heidegger) qui l'intègrent dans notre monde. Mais, quand la solitude de Roquentin efface cet "appareil" de renvois et de significations sédimentées par l'usage commun, alors l'objet lui apparaît étranger. Il semble débarrassé de cette glu de sens dont notre conscience l'enveloppe. Et l'étrangeté de l'objet quasiment déshumanisé devient inquiétante. Roquentin voit la coupure ou la dissociation : un fossé entre l'objet et la conscience. L'objet (et avec lui le réel) est comme perçu à travers de l'eau (ou à travers une vitre, dira Sartre à propos de L'Etranger). Et la peur (ou l'angoisse) sourd de cette dissociation. Quelques années plus trad, Camus prêtera à Meursault une expérience similaire, celle de l'angoisse sur la plage dévorée par le soleil. Ces expériences paraissent identiques à ce que décrivent les personnes sujettes à la dépersonnalisation et à la déréalisation.
"Maintenant, il y a partout des choses comme ce verre de bière, là, sur la table. Quand je le vois, j’ai envie de dire : pouce, je ne joue plus. Je comprends très bien que je suis allé trop loin. Je suppose qu’on ne peut pas « faire sa part » à la solitude. Cela ne veut pas dire que je regarde sous mon lit avant de me coucher, ni que j’appréhende de voir la porte de ma chambre s’ouvrir brusquement au milieu de la nuit. Seulement, tout de même, je suis inquiet : voilà une demi-heure que j’évite de regarder ce verre de bière. Je regarde au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche : mais lui je ne veux pas le voir. Et je sais très bien que tous les célibataires qui m’entourent ne peuvent m’être d’aucun secours : il est trop tard, je ne peux plus me réfugier parmi eux. Ils viendraient me tapoter l’épaule, ils me diraient : « Eh bien, qu’est-ce qu’il a, ce verre de bière ? Il est comme les autres. Il est biseauté, avec une anse, il porte un petit écusson avec une pelle et sur l’écusson on a écrit « Spatenbräu ». Je sais tout cela, mais je sais qu’il y a autre chose. Presque rien. Mais je ne peux plus expliquer ce que je vois. À personne. Voilà : je glisse tout doucement au fond de l’eau, vers la peur." L'angoisse est l'expérience d'une perte du sens, perte qui laisse l'objet (et le monde) nu, comme une chose (un rien) sur laquelle notre projet n'a plus aucune prise, un fragment de matière qui ne nous renvoie plus notre image et celle des autres. L'objet ne reflète plus notre conscience ou notre intention, il l'absorbe comme le noir absorbe la lumière, il l'aspire tel un abîme (l'Abgrund ou le sans-fond dont parle Heidegger). 

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