jeudi 16 septembre 2010

Le rire célébré, dans Les Métamorphoses d’Apulée, roman latin du IIe s. après J.-C.

Lucius, le héros narrateur de L’Âne d’or ou les Métamorphoses, voyage en Thessalie, le pays des magiciens. Il arrive à Hypata et loge chez un ami de sa famille. Au cours d’un dîner chez sa tante Byrrhène, il écoute le récit d’un invité, Thélyphron, qui raconte comment des sorcières lui ont coupé le nez et les oreilles.

« À ce récit de Télyphron, les convives, que le vin avait mis en gaieté, se prennent à rire de plus belle. Et, pendant que quelques bons vivants réclament les libations d'usage au dieu du Rire, Byrrhène se tourne vers moi : Demain, dit-elle, est l'anniversaire de la fondation de notre ville, jour consacré à l'auguste dieu du Rire. C'est un culte observé par nous seuls sur la terre, et que nous célébrons par les plus joyeuses cérémonies. Votre présence serait un plaisir de plus; et puisse quelque heureux fruit de votre imagination ajouter encore à la fête, et contribuer à rendre l'hommage plus digne de la divinité! Bien volontiers, madame, répondis-je; vos ordres sont ma loi; et je souhaite que l'inspiration me serve assez bien pour que la toute-puissance du dieu se manifeste dans mon œuvre. »

Pendant la nuit, sortant de ce dîner, Lucius subit une plaisanterie. On lui fait croire que la maison de son hôte est attaquée par trois hommes, qu’il tue. Le lendemain, on l’arrête, on le juge, on s’apprête à le torturer pour connaître ses complices, avant de révéler la mystification. Les trois hommes qu’il croit avoir percés de son épée n’étaient que des outres.

« L'hilarité, que les meneurs de cette mystification avaient jusque-là tant soit peu contenue, fit alors explosion. Ce fut un débordement frénétique, des convulsions de rire à s'en tenir les côtes à deux mains. Enfin, après s'en être donné à cœur joie, la foule évacua la salle; mais chacun, avant de sortir, se retournait encore pour me regarder.

Moi, depuis le moment où j'avais soulevé le linceul, j'étais resté immobile et glacé comme un marbre, et je ne bougeais non plus qu'une des colonnes ou qu'une des statues du théâtre. Je ne sortis de cette léthargie qu'au moment où mon hôte Milon vint s'emparer de moi pour me ramener. Je résistai; les larmes se firent jour de nouveau, et j'éclatai en sanglots. Ce ne fut qu'en me faisant doucement violence qu'il parvint à me faire sortir. Pour rentrer au logis, il choisit les rues les moins fréquentées, et prit plusieurs détours. Il me disait tout ce qu'il croyait propre à calmer mes nerfs et à combattre mon chagrin; mais rien n'y faisait. J'étais ulcéré de m'être vu bafoué si indignement.

Tout à coup les magistrats eux-mêmes se présentent, et les voilà qui m'adressent une réparation en ces termes: Seigneur Lucius, nous connaissions votre mérite personnel et votre noble maison. L'illustration de votre famille est notoire dans la province. Croyez qu'aucune pensée d'insulte n'a présidé à la scène de tout à l'heure; que votre cœur n'en conserve aucun ressentiment : nous célébrons aujourd'hui la fête du dieu du Rire; et c'est parmi nous à qui s'ingéniera pour rajeunir cet anniversaire. Le dieu, qui vous a été si redevable en ce jour, veut que partout sa propice influence vous accompagne, et que votre heureuse physionomie soit en tous lieux un signal d'hilarité. La ville, du reste, vous a par acclamation décerné les plus grands honneurs. Elle veut que votre nom soit inscrit au nombre de ses grands personnages, et que le bronze lui conserve le souvenir de vos traits. À ce discours, je répondis: Je reconnais, comme je le dois, l'immense honneur que me fait une ville, la fleur et la perle de la Thessalie. Mais quant à des images, à des statues, réservez un tel témoignage pour qui les mérite mieux que moi. »

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